Le politique est de par sa position entre l’ordre morale et l’ordre technico-scientifique dans un rôle difficile à tenir. Cette difficulté est encore renforcée dans les démocraties, système qui les oblige à solliciter les voix des électeurs. Le politique doit naviguer entre trois écueils : l’angélisme moralisateur, la barbarie économico-scientifique et le populisme. Analyse.
C’est en me replongeant dans « Valeur et vérité, Etudes cyniques » d’André Comte-Sponville à l’occasion de l’écriture de mon post précédent que j’ai compris les tensions. A ma première lecture tout était clair, mais cela restait au niveau de la pensée. Depuis le milieu des années 90s, le contexte a changé et nous observons une montée de l’individualisme, des valeurs en berne et une réapparition d’un populisme visant à décomplexer les individus par rapport au bien pensant. Depuis le milieu des années 90s, j’ai moi aussi changé.
André Comte-Sponville distingue quatre ordres, l’ordre « technico-scientifique » terme auquel je préfère « économico-scientifique », l’ordre « juridico-politique », l’ordre « morale » et l’ordre « éthique ». Ces quatre ordres sont disjoints et fonctionnent selon des règles, des mécanismes, des dynamiques internes différentes.
- L’ordre « économico-scientifique » est l’ordre des savoirs et savoir-faire. Pour lui il y a ce qui est possible et ce qui est impossible, il y a ce qui rapporte et ce qui coûte. Pour lui il n’y a ni bien ni mal, il n’y a pas d’interdit, il n’y a que les faits. Il n’y a aucune raison économique de limiter le jeu des mécanismes économiques, c’est la loi du marché. En ce sens cet ordre est amoral, c’est-à-dire sans morale. Il ne saurait donc être immoral car il est étranger à la morale.
- L’ordre de la morale est l’ordre du bien et du mal, de ce que l’on faire et ce que l’on ne doit pas faire. La morale est l’ordre des valeurs, mais quelles valeurs ? A chacun d’en décider, mais on ne saura en décider qu’en fonction de son histoire, de ses acquis « Que saurions nous de la morale, et comment pourrions nous forger la nôtre, si nous ne l’avions déjà reçue (fût-ce pour la transformer) de nos parents. ». Je pense que le débat sur l’identité nationale aurait pu, s’il n’avait pas été instrumentalisé et orienté, être une opportunité pour redéfinir nos valeurs communes ; mais cela est un autre sujet.
- L’ordre juridico-politique est structuré autour de ce qui est légal et de ce qui est illégal. Il y a ce que la loi autorise et ce qu’elle interdit. Il y a ceux qui définissent la loi et ceux qui doivent lui obéir. Dans un régime démocratique, au travers des élections, ceux qui définissent la loi et ceux qui lui obéissent sont les mêmes, le peuple.
On voit comment l’ordre juridico-politique s’intercale entre l’ordre économico-scientifique et l’ordre de la morale. Il est là pour limiter l’ordre économico-scientifique en disant ce qu’on a le droit de faire et ce que l’on a pas le droit de faire, en posant les limites aux biotechnologies, aux marchés financiers. La dernière crise financière à clairement marqué l’importance de l’ordre politique vis-à-vis de l’économie. Croire que l’économie est capable de s’autoréguler est une utopie et c’est méconnaitre l’économie, les sciences et les hommes. Inversement, l’ordre politique doit être limité par la morale, et ce même en démocratie. En effet, sans la morale qu’est-ce qui empêcherait des lois autorisant l’oppression des minorités, l’eugénisme. Malheureusement rien et nous avons tous les jours des exemples de barbaries démocratiques, Hitler en fut l’exemple sans doute le plus funeste.
Quelles relations, quelles hiérarchies entre ces ordres. L’individu accorde, devrait accorder, la primauté à la morale mais la moral, la politique est incapable de dire ce qui est possible ou impossible. A la primauté de la morale s’oppose le primat de la réalité, de l’ordre économico-scientifique. Primauté des valeurs subjectivement les plus hautes mais primat des plus grandes déterminations objectives. Il est fondamental de bien disjoindre chacun des ordres afin d’en connaître les forces et les faiblesses, de respecter, accepter leur logique interne et d’éviter d’annuler un ordre soit au nom de la primauté de l’ordre (subjectivement) supérieur soit au nom du primat de l’ordre (subjectivement) inférieur. C’est aussi toute la difficulté car chacun de nous appartient et acteur dans chacun de ces ordres. Et c’est encore plus difficile, notamment pour des humanistes, dans des périodes comme celle d’aujourd’hui ou, dans nos sociétés occidentales, l’éthique et la morale sont remises en cause par la montée de l’individualisme, des peurs rappelant ainsi le primat de la vérité sur la valeur.
Ceux qui évoluent dans une culture dominée par l’humanisme, connaissent bien les dégâts que peuvent provoquer la soumission, l’annulation d’un ordre par l’ordre inférieur, réduire la politique aux nécessités de l’économie, réduire la morale aux nécessités de la politique. En revanche, il leur est plus difficile de comprendre l’inverse. C’est pourquoi avant de poursuivre, il me semble nécessaire de regarder le marxisme sous ce prisme. L’utopie marxiste d’un parti d’une morale, issue du « socialisme scientifique », qui a essayé d’imposer :
- au peuple son bien être malgré lui en essayant de réduire l’ordre politique à cette morale ;
- à l’économie sa logique contraire aux principes de réalité ;
a échoué et fait finalement plus de mort que la barbarie hitlérienne. Il ne faut pas mésinterpréter mon propos, « Le livre noir du communisme » dirigé par S. Courtois comparant nazisme et communisme m’avait choqué car il réduisait le sujet au nombre de morts oubliant qu’il existe entre ces deux tragédies une différence notable, l’intention. Il n’en reste pas moins que les deux intentions, aussi opposées ont-elles pu être, ont conduit à un résultat similaire. Nier le primat de la réalité c’est donner des arguments à ceux qui veulent l’imposer. C’est ce qui a expliqué le succès de ce livre.
Le politique est donc pris entre la primauté de la morale et le primat économico-scientifique. Il doit arbitrer entre l’un est l’autre sans se soumettre ni à l’un ni à l’autre. L’un et l’autre doivent éclairer le politique mais il ne saurait se réduire ni à l’un ni à l’autre. Il est utopique de faire de la seule morale un programme politique, sauf à se vouer à l’échec, mais à partir de quel moment doit-on accepter de perdre les élections pour ne pas perdre son âme ? À partir de quel moment doit-on refuser de se plier aux lois du marché pour ne pas perdre son âme ? C’est à chacun de nous de décider. C’est sans doute l’endroit où l’on pose cette limite qui fait que l’on est plus à droite ou plus à gauche mais tous, presque tous, avons et morale et réalisme.
En démocratie, le politique est encore plus complexe car il se divise en deux parties distinctes, le peuple et les politiques (hommes et partis), mais interdépendantes comme un jeu de miroirs (l’Homme & la Société : jeux de miroirs). L’affaiblissement des religions, des utopies issues du siècle des lumières puis du marxisme et consécutivement des valeurs associées suppose de réinventer nos valeurs, ou plutôt selon moi de réinventer une fidélité aux valeurs héritées des philosophes de l’antiquité, des religions, des philosophes des lumières et des philosophes modernes ; héritées de Socrate, Montaigne, Spinoza, d’Abraham, Jésus, Mahomet, Bouddha. Ce devoir incombe à chacun de nous mais transfère aussi une responsabilité nouvelle à la classe politique qui, à mon avis, devrait éclairer ce débat. Mais, en demandant cela, fais-je une nouvelle fois preuve d’utopie, d’angélisme.
Lire la suite : Le politique 2/2
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